HISTOIRE DE LA GUINÉE
6. Le neutralisme touréen
Les relations extérieures peuvent être étudiées dans trois grands secteurs : puissances occidentales, pays de l’Est, Afrique et Tiers Monde. Pour les deux premiers, elles obéissent moins à des raisons idéologiques qu’aux aléas de la politique intérieure, même si Sékou Touré entend pratiquer le neutralisme.
Puissances occidentales
Dès l’indépendance, une très lourde hypothèque pèse sur les relations de la Guinée avec les puissances occidentales : la normalisation des rapports avec la France. Elle ne sera levée qu’en 1975. Cas unique dans l’histoire de la décolonisation : aucun État africain n’a connu une situation conflictuelle aussi prolongée (17 ans) de ses relations avec l’ancienne métropole, ni l’Algérie, ni l’Angola, ni le Zimbabwe, malgré une sanglante guerre de libération. Ambiguïtés calculées mais aussi erreurs politiques marquent les rapports entre la France et la Guinée. Aux demandes d’association, aucune suite n’est donnée par la France qui applique sans délai un plan de liquidation de sa présence officielle tant administrative que financière : retrait de cinq cents fonctionnaires, arrêt des investissements et travaux autres que ceux résultant d’accords internationaux, suppression de la franchise douanière pour les produits guinéens, abandon du projet de barrage du Konkouré, sabotages. Un plan de déstabilisation avait même été envisagé (création de syndicats d’opposition ; pressions sur les marabouts, les anciens combattants et les planteurs). Certains États africains, dont la Côte-d’Ivoire, poussent la France à l’intransigeance afin d’empêcher la sécession de faire tache d’huile. Pour plusieurs dirigeants français, la Guinée est devenue une démocratie populaire. De leur côté, les dirigeants guinéens se braquant sur les actes symboliques de la reconnaissance du nouvel État se plaisent à entretenir le flou autour de son maintien dans la zone franc. Des protocoles d’accord sont bien signés avec la France (en janvier et novembre 1959). Ils ne seront que partiellement appliqués. La méfiance est désormais au cœur des relations franco-guinéennes. En mars 1960, la Guinée sort de la zone franc en créant sa propre monnaie avec l’aide de techniciens des États socialistes malgré les offres d’aide réitérées de la France. Un lourd contentieux se crée. Du côté guinéen : saisie de l’encaisse de la Banque centrale des États d’Afrique de l’Ouest, nationalisations, etc. ; du côté français : blocage des pensions des 40 000 anciens combattants et pensionnés guinéens. Les rapports se trouveront aggravés par l’action des services spéciaux français impliqués dans des complots (en 1959 et 1960) et qui ont compromis la Côte-d’Ivoire et le Sénégal. Deux tentatives de normalisation en 1963 et 1965 tournent court. La Guinée rompt (nov. 1965) ses relations diplomatiques en accusant de complot deux ministres français. Il faudra attendre dix ans avant qu’elles soient rétablies, le 14 juillet 1975. Le déblocage, amorcé en 1974 après l’élection présidentielle française, sera mené à terme en huit ans : échange d’ambassadeurs (1976), règlement du contentieux financier (1977), visite officielle du président Giscard d’Estaing à Conakry, accords de coopération (1979), visite officielle de Sékou Touré à Paris (1982). Désormais, la page du colonialisme français est considérée comme tournée, vingt-quatre ans après l’indépendance ! De telles péripéties ont eu des répercussions considérables sur le commerce extérieur entre les deux pays. Ainsi, la part de la France est tombée de 70 p. 100 en 1958 à 29 p. 100 en 1960 et à 11 p. 100 en 1968. Là encore, il est peu d’exemples d’un tel changement dans l’histoire de la décolonisation. Du dixième rang des clients de la Guinée en 1970, la France est remontée au deuxième en 1978. Elle est redevenue le premier fournisseur avec 45 p. 100 des importations en 1982. Les vicissitudes avec l’ancienne métropole n’ont guère affecté les autres puissances, en particulier les États-Unis. Sans doute ceux-ci dans une première période (1958-1961) demeurent-ils dans l’expectative et se laissent-ils devancer par les États socialistes. Mais ensuite ils prennent pour principe de leur faire contrepoids : fournitures de produits agricoles, aide financière importante. Au total, de 1958 à 1980, l’aide américaine s’est chiffrée à 145 millions de dollars, classant la Guinée au seizième rang des pays africains bénéficiaires. Une telle aide permit de pallier en partie les insuffisances de la production alimentaire. Quelques nuages de temps à autre (fermeture du centre culturel américain en 1961, expulsion du " corps de la paix " en 1966, incident avec la compagnie aérienne Panam – arrestation d’une délégation ministérielle guinéenne, dont le Premier ministre, sur ordre de la Côte-d’Ivoire, lors d’une escale technique à Abidjan) ne réussiront pas à assombrir les relations. Les États-Unis viennent au deuxième rang, après l’U.R.S.S., des pays avec lesquels la Guinée a conclu des accords bilatéraux. Soucieux d’affirmer son neutralisme par-delà les idéologies, Sékou Touré effectua à peu près autant de voyages dans l’un et l’autre pays. Fait significatif, les États-Unis n’ont pour ainsi dire jamais été mis en cause lors des complots dénoncés en Guinée, à la différence de la France, de l’U.R.S.S., et de la république fédérale d’Allemagne.